Fuseline la Fouine (...)
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Nous commençons aujourd'hui la publication d'une nouvelle de Louis Pergaud :
L’HORRIBLE DÉLIVRANCE...
La ténèbre était opaque. Rien ne troublait le bourdonnement du dégel. Un soudain déclic de métal faucha comme un andain de silence, et un hurlement qui ne tenait plus de la vie sembla jaillir du néant et déborder dans l’espace comme une cataracte d’horreur crevant les vannes de la nuit… La bête était prise…
Née d’amours fugitives à l’avant-dernier printemps, Fuseline, la petite fouine à la robe gris-brun, au jabot de neige, était, ce jour-là, comme à l’ordinaire, venue de la lisière du bois de hêtres et de charmes où, dans la fourche par le temps creusée d’un vieux poirier moussu, elle avait pris ses quartiers d’hiver.
Depuis que la neige avait fait fuir au loin, en triangulaires caravanes, les migrateurs ailés, elle avait vu ses ressources baisser rapidement, et, pour apaiser sa soif inextinguible de sang, elle avait dû, comme ses sœurs en rapine, délaisser les taillis déserts et chercher vers le village la pâture de chaque jour.
Elle y venait tous les soirs, plus prudente ou moins hardie que ses vieilles compagnes qui s’y étaient depuis longtemps arrangé des retraites dans les interstices caverneux des vieilles toitures d’aisseules.
Les temps étaient lointains maintenant où, avec la complicité de la lune rousse, elle grimpait aux petits chênes pour y surprendre, pendant leur sommeil, les merles nouveaux arrivés sur leur couvée d’oisillons : il ne restait plus au bois que quelques vieux sédentaires dont la méfiance, jamais démentie, défiait toute surprise.
Par un trou de carreau cassé rustiquement rebouché de papier, par la chatière d’une porte ou l’évidement d’un mur bas à l’endroit où posent les poutres, elle était parvenue, certaine nuit, à couler dans la grange d’un fermier son corps vermiforme, et de là, tombant par les abat-foin dans le ratelier des vaches, à pénétrer dans l’étable chaude où logeaient les poules.
Alors elle avait bondi légère sur le perchoir où elles s’alignaient juchées sur leurs pattes repliées, et les avait saignées jusqu’à la dernière.
Elle tranchait d’un coup de dent près de l’oreille la carotide, et pendant que coulait le sang chaud qu’elle suçait voluptueusement, elle maintenait sous ses griffes aiguës comme celles d’un chat la bestiole stupide qu’elle abandonnait, tiède, vidée, flasque, dans les derniers sursauts de l’agonie.
Comme l’ivrogne, dédaignant la chair après la beuverie sanglante, ivre-folle de joie, le jabot maculé, la robe poisseuse, le corps gonflé, elle était retournée à son bois, insoucieuse des empreintes dénonciatrices de ses pattes.
Que s’était-il passé dans le laps de temps, court pourtant, durant lequel elle avait cuvé le sang de sa ripaille !
Maintenant les maisons s’étaient toutes refermées comme des citadelles derrière les murs desquels grognaient les rudes molosses aux crocs puissants ou bien veillaient, par les nuits de lune, les hommes surgissant géants des embrasures d’ombre pour jeter dans le silence, avec un bref éclair rouge, l’éclatant tonnerre d’un coup de fusil qui faisait battre en retraite, au large, tous les rôdeurs à quatre pattes que la faim avait conduits vers le village.
Les chasses nocturnes se passaient en infructueuses et monotones errances le long des murs des jardins, aux trous des haies des vergers, aux versants des toitures de bois.
Depuis combien de jours durait cette vie de misère ? Mais, cette nuit-là, à la pâle clarté d’une étoile coulant à travers deux nuages comme un rayon de lumière filtré du seuil d’une chaumière aérienne, elle s’était rendue à l’irrésistible invite d’une brèche de mur ; elle avait longé un fouillis desséché de perches à ramer les pois qui rayaient la neige d’une ligne grise, et tout au bout, comme si ces branchages à demi pourris eussent été un providentiel index, elle avait trouvé là, presque confondu à la blancheur de la neige, un gros œuf frais pondu qu’elle avait avidement gobé… Le lendemain elle en trouva un semblable et ainsi plusieurs soirs consécutifs, car chaque nuit maintenant elle revenait là quérir son unique pâture. Le reste de la nuit s’achevait en infructueuses recherches, et toujours l’aube tardive de ces matins d’hiver la retrouvait, agile et prudente, tapie dans la fourche caverneuse de sa demeure sylvestre.
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Et en vidéo...
Voix et Vidéo : les 3 A...
Musique: "Tara" par "Altiplano" au Château de Joux le 1/08/2003
Composition et Direction: Jean-Michel Trimaille
Enregistrement par Denis Naegely
( Si vous avez lu attentivement le texte en écoutant la vidéo, vous avez sans doute remarqué une erreur de lecture dans un mot, dont je suis bien sûr responsable...
Mélusine...)
Article publié le Vendredi 12 Juillet 2024
Mis à jour le Dimanche 14 Juillet 2024
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