L'Éphémère : "Une nuit" (...)
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Il y a cent sept ans, le 8 avril 1915, Louis Pergaud disparaissait près de Verdun au cours de la première guerre mondiale...
Nous publions aujourd'hui un poème en prose issu d'un texte manuscrit que Louis Pergaud n'a jamais achevé: Terre Natale
Une nuit
La route et le paysage semblaient devenir maternels
à mon corps lassé par une étape de cinq ou six lieues
à travers ces campagnes natales que j'avais quittées tout enfant.
La pente abrupte diminuait graduellement, et les contours,
qui avaient jadis paru immenses à mes yeux d'enfant,
n'étaient plus pour l'homme étonné d'aujourd'hui
que les flexuosités gracieuses d'un chemin capricant
entre les haies de groseilliers sauvages,
de prunelliers, d'églantiers et d'aubépines.
Ces haies vives, que l'on ne taillait que de loin en loin,
au hasard des caprices municipaux, lançaient, sur le chemin,
des jets de verdure, d'où pendaient les baies rouges des églantiers,
les balles violettes des prunelles .
Telles je les avais vues jadis, telles elles étaient encore
et mes souvenirs d'enfant m'agrippaient, autant que leurs épines,
à chaque murger accroupi à l'ombre de leurs branches,
toujours au même endroit, pour un illusoire empierrement du chemin.
Ma marche devenait de plus en plus lente,
au fur et à mesure que j'approchais du but de mon voyage.
Tant de choses me retenaient ou me retardaient :
la fatigue physique, l'appréhension de ne plus retrouver,
tel que je l'avais connu,
ce petit coin de terre où tenait tout mon cœur,
toutes les émotions qui étaient en moi restées vierges, et point mélangées,
point salies par d'autres préoccupations, serviles où mesquines ;
la nuée des souvenirs qui semblaient jaillir de ces haies au crépuscule,
comme une volée de hannetons au printemps,
et qui sollicitaient, arrêtaient mon esprit en même temps que mes pas,
et enfin ce calme de la nature, ce pur silence
à peine égratigné par un crépitement d'insectes, la chute d'un fruit,
ou au loin les sonnailles argentines d'un troupeau rentrant.
Cinq cents mètres à peine me restaient à franchir
pour gagner les premières maisons,
pour voir cette vieille mare au bord du chemin où j'avais jadis
écouté le chant cristallin des crapauds,
visé des rainettes à coup de pierres,
et failli m'enliser, en voulant cueillir,
un matin de juin, quelque fleur d'eau
dressant son plumet guerrier au-dessus de l'armée verte des roseaux.
Puis l'entrée, la maison paternelle où je ne logerais plus,
quelques vieilles maisons d'amis
qui vivaient peut-être encore et qui m'avaient oublié,
la chambre d'auberge, de l'auberge qu'on avait, sans doute, ouverte
et qui n'existait pas du temps que j'étais écolier.
Une soirée avec des inconnus !
L'ennui, l'angoisse presque de me familiariser avec les êtres et les choses !
Et comme la terre était maternelle, que l'atmosphère était douce,
que le ciel était pur, où brillaient les astres familiers,
et que ces choses qui semblaient me reconnaître et me tendre les bras
me faisaient un accueil si simple si touchant,
je me rendis à l'invite de la franchise de cette terre natale.
Sur le gazon, derrière la haie qui bordait le chemin,
sous la frondaison roussie d'un grand chêne que j'avais escaladé jadis,
j'étendis mes membres fatigués .
Mon sac sous la tête, mon manteau sur les jambes,
grisé de parfums, étourdi de souvenirs,
je fermai les yeux sur ce calme solennel et presque religieux,
et je dormis la plus délicieuse nuit de ma vie .
Louis Pergaud
( La Fuite des Choses: L'intégrale des poèmes... Les Éditions du Sékoya )
Note de Brice Leibundgut dans "La Fuite des Choses : Ce texte constitue la première partie de "Terre natale", un texte manuscrit que Louis Pergaud n'avait pas achevé. Il a été publié pour la première fois par Charles Léger en 1932 dans son livre Louis Pergaud ( 1882 – 1915 ), sa vie, son œuvre. Il figure aussi dans le livre posthume de Louis Pergaud intitulé "Mélanges", publié au Mercure de France en 1938. Dans les éditions des œuvres complètes, il est repris dans la catégorie "ébauches".
Le poème dit par Sylvie Lacoste :
( Photo: Chloé Boyard )