Le paysan d'Alaise (3.4)...

 

LE
PAYSAN D'ALAISE
RECIT JURASSIEN
 

Chapitre 3. 4                         

                    

— Qui vive ? dit le braconnier en apercevant un individu tranquillement assis au milieu du chemin et barrant le passage.

— Ami, répondit ironiquement Michel.

Gaspard reconnut la voix et fut sans doute peu satisfait de la rencontre. — Ote-toi de là et laisse-moi passer, dit-il brusquement.

— Impossible, répondit Michel du ton le plus calme.

Et lui montrant à la clarté de la lune ses mains meurtries et tout en sang : — Regarde, ajouta-t-il, ce n’est que pour arriver ici avant toi que je me suis mis dans cet état.

— Je te le répète, reprit Gaspard en s’animant de plus en plus, laisse-moi passer !

— Je te le répète à mon tour, c’est impossible.

— C’est ce que nous allons voir.

Une lutte terrible s’engagea sur le bord du rocher. Le braconnier avait le dos vers l’abîme ; son adversaire n’employa pas d’abord toutes ses forces par crainte de l’y précipiter, mais il parvint enfin à lui faire prendre une autre position, et alors, par une brusque et foudroyante secousse, il le terrassa aussi aisément qu’il eût terrassé, un enfant. — Je pourrais t’envoyer d’ici engraisser les truites, lui dit-il, mais je veux encore t’épargner pour cette fois. Lève-toi et retourne à la rivière ; tu ne feras pas, c’est moi qui te le dis, d’autre pêche aujourd’hui.

Gaspard écumait de rage : il fit mine un instant de vouloir recommencer la lutte ; mais le calme de Michel et la vue de ses poings terribles refroidirent bien vite son humeur batailleuse, et il redescendit le sentier.

À partir de cette rencontre, la lutte des deux rivaux ne pouvait plus se prolonger. Michel eut un jour à se rendre à Myon pour le règlement de ses comptes. Il s’était de nouveau interdit le chemin par Alaise ; il prit celui du Lison. On était au mois d’octobre ; toute forêt est belle à ce moment de l’année, mais toute forêt n’a pas une variété d’arbres égale à celle qui avoisine le Lison, ni par conséquent la même richesse de ces teintes automnales, éclatantes et veloutées, qui sont à la fois la joie et le désespoir du peintre, et dont l’ensemble forme le plus magnifique et le plus suave des tableaux. Au confluent du Lison et du Todeure est un oratoire rustique qui est en grande dévotion dans le pays ; on le nomme l’oratoire de la Marghoué. Les hommes se signent en passant, les femmes s’agenouillent et disent de longues prières. Parmi les dévots les plus zélés de la madone de la Marghoué était un de ces vieux mendians qu’on appelle dans le pays des branle-ticlets[11]. Le père Benoît (c’était son nom) avait une soixantaine d’années ; il était de Refranche, village situé de l’autre côté du Lison, en face d’Alaise. Trois fois par semaine, son galion sac de toile sur le dos, il faisait sa tournée sur le massif, et trois fois par semaine il exploitait l’autre rive ; le dimanche, il restait dans son village et chantait au lutrin. les paysans lui donnaient peu d’argent, mais force morceaux de pain, avec lesquels il engraissait un porc et des poules. On n’ignorait pas dans le pays l’usage qu’il faisait de ces aumônes, mais le père Benoît était si gai, il savait tant de vieilles histoires ; bref, il avait tant de manières d’amuser le monde, qu’il ne trouvait jamais ni porte ni huche fermées. Sa dévotion ne l’empêchait point de rire avec les jeunes villageoises, dont il savait tous les secrets, et au besoin de se faire le messager de leurs amours.

Le vieux mendiant ne manquait jamais de s’arrêter à l’oratoire après sa tournée sur le massif. C’était là qu’il payait en prières les aumônes qu’il avait reçues. Il s’était fait un tarif invariable : pour un sou un Pater et un Ave, pour un morceau de pain un Ave seulement. Une paire de souliers ou un pantalon étaient cotés dix Ave et autant d’oraisons dominicales. Pour ne point se tromper dans ses comptes, le branle-ticlets commençait par étaler son argent sur la balustrade de l’oratoire, et il ne le remettait dans le sachet de cuir qui lui servait de bourse que sou par sou, et seulement chaque pièce une fois rachetée. Il vidait ensuite sa besace, et procédait de la même manière. Quand le dernier morceau de pain était rejeté dans le gali, le mendiant se levait, content comme un débiteur qui vient enfin de solder ses créanciers, et si quelque fillette passait en ce moment, il était plus que jamais en verve de joyeux propos.

Benoît se trouvait à la Marghoué au moment où Michel y arriva. En apercevant le charbonnier, il se leva avec une vivacité toute juvénile, et se mit à lancer son chapeau en l’air en criant de toutes ses forces : — Il ne l’aura pas, Fillette, il ne l’aura pas !… Ah ! je ne suis qu’un vieux fainéant ! je ne suis qu’un vieux Mandrin ! « Passe ton chemin, vieux Mandrin, ou je t’enferme dans la soue[12] avec les porcs. » Il m’a dit cela, Fillette, mais il s’en repentira. Il ne l’aura pas, c’est moi qui te le dis. — Michel ne comprenait rien à ces étranges paroles ; il crut le mendiant devenu fou. Celui-ci expliqua aussitôt à Michel que, passant à Sarraz quelques mois auparavant, il avait demandé un morceau de pain à Gaspard, qui, non content de le lui refuser, l’avait menacé, en présence de plusieurs personnes, de l’enfermer dans son étable à porcs. Depuis tant d’années qu’il allait de porte en porte, jamais Benoît n’avait éprouvé pareil affront ; il avait juré d’en punir Gaspard. C’était lui qui dérangeait les nasses et qui détruisait les collets du braconnier ; mais il ne se tiendrait pour vengé que s’il parvenait à l’empêcher d’épouser Cyprienne. — Ne sors pas de chez toi tous ces jours-ci, dit-il à Michel en terminant ; tu ne tarderas pas à recevoir de mes nouvelles. — Le jeune homme lui demanda ce qu’il pensait faire ; mais le mendiant refusa absolument de s’expliquer en l’engageant à avoir confiance en lui et en la bonne vierge de la Marghoué, qui ne les abandonnerait pas.

Michel fut tout le jour presque fou de joie. Plus d’une fois il lui arriva de lancer son chapeau en l’air, comme le vieux mendiant, en criant : — Il ne l’aura pas ! — Pendant toute une semaine, il ne s’écarta pas un instant de sa baraque et fut toujours en grande toilette et prêt à partir pour Alaise. Point de Benoît ; fatigué d’attendre, il alla à Refranche. Le branle-ticlets avait ce jour-là son gali sur le dos, et il faisait sa tournée par les villages. Comme Michel revenait, un paysan de Sarraz lui apprit que Gaspard avait annoncé partout son mariage, et que le jour du repas de fiançailles était fixé déjà. Le pauvre garçon fut obligé de s’appuyer à un arbre pour ne pas tomber. Plus de doute, le mendiant s’était joué de lui, comme Cyprienne, comme le père Urbain, comme le monde tout entier. Il résolut de quitter le pays. Le lendemain matin, il allait sortir pour aller chercher du travail aussi loin que possible d’Alaise, quand s’ouvrit la porte de sa baraque, et le vieux mendiant entra, la figure riante, comme un messager de bonne nouvelle. — Es-tu prêt ? lui dit Benoît ; nous allons dîner chez Cyprienne.

— Elle a donc changé de sentimens ? s’écria le charbonnier, elle ne l’aime donc plus ?

— Je ne t’ai pas dit cela, mon garçon ; mais la sainte Vierge est bien bonne pour ceux qui ont foi en elle, et il peut se passer bien des choses dans un tour de soleil. Allons, dépêche-toi !

— Je vous remercie, père Benoît, mais je n’irai pas.

— Vas-tu faire l’enfant ? Veux-tu qu’elle soit malheureuse toute sa vie avec ce misérable-là ? La sainte Vierge ne te le pardonnerait jamais ! Et le père Urbain qui t’attend comme un sauveur, et qui, ce matin encore, m’a demandé, les larmes aux yeux, de ne pas manquer de t’amener aujourd’hui même chez lui ! Tu le trouveras bien vieilli ; il a tant souffert de ce qui se passe dans sa maison ! Veux-tu lui donner le coup de la mort ?

— J’irai, père Benoît, bien que n’attendant de ma démarche qu’un affront de plus ; mais je ne veux pas que ma conscience puisse rien me reprocher.

Il y avait ce jour-là grand dîner chez Urbain ; sept ou huit notables du village y assistaient. Gaspard était assis près de Cyprienne ; il avait l’air radieux. Le dîner n’était commencé que depuis quelques instans, quand entra le mendiant suivi de Michel. Urbain leur souhaita cordialement la bienvenue et les invita à prendre place à table. Cyprienne parut surprise ; elle salua Michel avec embarras, mais d’un air qui n’avait rien d’hostile. Gaspard au contraire était tout à fait mécontent, et, comme il se croyait déjà le maître de la maison, il ne cherchait nullement à cacher sa mauvaise humeur. — Eh bien ! la Loutre, dit Benoît, qui voulut brusquer l’attaque, comment va la pêche ? On dit que tu prends maintenant plus de rats que de truites et que tu as inventé une nouvelle manière de poser tes nasses : est-il vrai que c’est sur les arbres que tu les mets à présent ? Ce n’est guère le chemin du poisson.

Gaspard s’était bien gardé de raconter à qui que ce fût les mystifications dont il était l’objet. La scène qui s’était passée à Sarraz entre le mendiant et lui se présenta tout à coup à sa mémoire, et il se souvint en même temps d’avoir rencontré deux fois Benoît au bord de l’eau avec des allures singulièrement suspectes. — C’est donc toi, vieux Mandrin ! s’écria-t-il avec colère et comme tout hors de lui-même ; tu vas me le payer !

[...]

Le Paysan d’Alaise, Récit jurassien
Revue des Deux Mondes2e période, tome 36 (p. 371-404).

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Le texte mis en voix par alain l.

 

Article publié le Lundi 17 Juillet 2023...

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