Le paysan d'Alaise (3.3)...

 

LE
PAYSAN D'ALAISE
RECIT JURASSIEN
 

                                                                             Chapitre 3.3

 

                Pendant que Michel s’abandonnait ainsi au découragement, le braconnier redoublait au contraire d’activité pour réparer son échec des Montfordes. Il demeurait fidèle à sa devise : brouter au lieu de bêler et ne pas perdre un seul coup de dent. Jamais il n’avait été plus assidu auprès de la jeune fille, et il ne reculait, pour l’amener à ses fins, devant aucun moyen. Il mentait surtout imperturbablement. À l’entendre, il ne chassait plus, ne pêchait plus : double sacrifice qui lui avait été bien pénible, mais devant lequel il n’avait néanmoins pas hésité un instant. Il se vantait et mentait ainsi en toute circonstance et à propos de tout. Un jour Cyprienne s’était blessée légèrement la main ; à la vue de quelques gouttes de sang, elle se crut tout à fait perdue. — Ah ! dit-elle à Gaspard en pleurant, si j’avais seulement de la souveraine !… Mais comment en avoir ? On dit qu’elle ne croît que sur les rochers du Lison et dans des endroits où il faut risquer sa vie. — La souveraine est le hieratium murorum. Au dire des paysans du Jura, elle guérit tous les maux. — Dans deux heures, vous en aurez, répondit le braconnier, ou bien on me trouvera au pied des rochers tout fracassé et n’ayant plus besoin de rien. — Il feignit de se diriger vers les rochers du Lison, et alla cueillir la plante incomparable à cent pas derrière sa maison, dans un endroit tout à fait uni, où, selon le mot villageois, un aveugle eût dansé en sabots. De retour à Alaise, il raconta avec emphase à Cyprienne les vipères qu’il avait tuées, celles qui avaient failli le mordre, et les chutes de trois ou quatre cents pieds auxquelles il n’avait échappé que par miracle. — Merci, lui dit Cyprienne en lui tendant affectueusement la main, c’est un service que je n’oublierai pas.

— A quand la récompense ? — demanda aussitôt Gaspard ; vous savez qu’il n’en est qu’une pour moi, et que je la réclame depuis longtemps.

— Bientôt peut-être, répondit la jeune fille.

Grâce à toutes ces supercheries, le braconnier regagnait chaque jour du terrain, d’autant plus que, par timidité et scrupule poussés à l’excès, son rival lui laissait le champ entièrement libre. Une année s’écoula de la sorte. Le mois de juin revint, et avec lui la fête d’Alaise. Une faille eut lieu la veille, c’est-à-dire une pêche aux flambeaux ou plutôt aux fagots allumés. Au sortir de la jolie vallée de Nans, où il prend sa source, le Lison s’engage dans une gorge étroite et profonde ; il coule dans un espace de près de trois lieues entre des berges de rochers dont la hauteur moyenne est de quatre ou cinq cents pieds. Où la berge n’est pas tout à fait à pic, la forêt pousse vigoureuse et touffue. Toutes les essences forestières du Jura, le sapin excepté, y croissent pêle-mêle avec une variété infinie. La gorge n’a presque partout de place que pour le lit de la rivière et un chemin d’exploitation qui la longe ; mais çà et là elle s’élargit un peu, et alors elle étale au bord de l’eau quelques arpens de ravissantes prairies. Même solitude, même absence de l’homme que sur les bords du Todeure ; de Nans jusqu’à Myon, vous marchez trois heures sans rencontrer d’autres habitations que deux moulins.

La pêche commença vers neuf heures du soir. En quelques instans, la rivière se couvrit de pêcheurs, les uns portant les fagots enflammés, les autres harponnant avec la fouine le poisson attiré par ces lueurs, d’autres encore lançant l’étiquette, le trémailler et l’épervier. Les femmes et les enfans faisaient la guerre aux écrevisses, soit à l’aide de filoches, soit à la main. Tous étaient munis de lanternes ; de grands feux brillaient çà et là sur les deux rives, aux points où les pêcheurs avaient déposé leurs habits et où ils devaient apporter leurs prises. Effrayées par toutes ces lueurs, les fausses bêtes dont le bois est rempli, renards, martres, poissons de roche (loutres), blaireaux et fouines, glapissaient et cherchaient à fuir. Les martinets et les corneilles, qui nichent par milliers dans les rochers, tournoyaient au-dessus du gouffre en poussant dans leur vol effaré des cris d’effroi, auxquels s’ajoutaient encore les aboiemens des chiens, les plaintes des chouettes et les ricanemens lugubres du hibou que les paysans du Jura nomment huperon. Les échos des rochers répétaient tous ces bruits en leur prêtant des accens vagues "et indéfinissables qui semblaient entièrement étrangers au monde que nous habitons.

Gaspard et Michel étaient au nombre des pêcheurs. Le père urbain était venu lui-même, en laissant Cyprienne pour garder la maison. Armé de la fouine, Gaspard foudroyait le poisson d’une main infaillible. Tous admiraient son adresse ; il était vraiment le roi de la fête. Tout à coup on ne le vit plus. On le cherchait partout, on l’appelait de tous côtés ; point de réponse. Ses habits étaient bien à l’endroit où il les avait déposés au moment d’entrer dans l’eau. S’était-il noyé dans quelque gour ? Il nageait comme un poisson et plongeait comme un martin-pêcheur. Pendant qu’on le cherchait ainsi d’aval et d’amont, Gaspard s’était vêtu en toute hâte d’autres habits qu’il avait d’avance cachés dans le bois, et il s’était mis à gravir le long et rude sentier qui du Lison mène à Alaise. Il savait le village presque désert et Cyprienne seule au logis, et il se proposait de mettre à profit cette occasion ; mais il avait compté sans son rival. Michel ne l’avait pas perdu de vue un seul instant, et, devinant bien vite son projet, il avait juré de sauver à tout prix l’honneur de Cyprienne et du père Urbain. Il fallait arriver avant le séducteur au sommet de la berge. Malgré la nuit, malgré tout le danger d’une pareille escalade, le jeune homme n’hésita point à gravir un de ces glissoirs presque à pic par où les coupeurs précipitent jusqu’au chemin d’exploitation parallèle à la rivière les bois qu’ils viennent d’abattre au sommet même de la berge. La chute des fagots et des souches avait entraîné toute la terre et mis entièrement le rocher à nu. Michel s’accrocha aux saillies, profita de chaque fente de la roche et de chaque relief, tomba et se releva, se meurtrit les mains, se meurtrit tout le corps, et continua d’avancer. Il touchait au but, quand un dernier et formidable obstacle se dressa devant lui. Il n’avait plus qu’un rocher à gravir, mais droit comme un mur et impitoyablement à pic. Un arbuste, un seul, sortait d’une crevasse et pouvait faciliter l’escalade ; c’était un buis, plante cassante s’il en est. L’arbuste venant à rompre, rien n’arrêtait plus la chute du jeune homme jusqu’au fond du gouffre de cinq cents pieds. — A la garde du bon Dieu ! dit Michel en se signant, comme il avait déjà fait à Sarraz en présence d’un danger non moindre. Le buis tint bon ; d’un nouvel élan l’intrépide jeune homme atteignit la crête. Il était tout haletant, tout épuisé de fatigue ; il eut toutefois le temps de reprendre haleine avant l’arrivée de Gaspard. Le sentier suivi par celui-ci n’atteignait en effet la plate-forme qu’au prix de détours sans nombre.

[...]
 

Le Paysan d’Alaise, Récit jurassien
Revue des Deux Mondes2e période, tome 36 (p. 371-404).

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Le texte mis en voix par alain l.

 

Article publié le Vendredi 14 Juillet 2023...

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