Le paysan d'Alaise (3.1)...

 

LE
PAYSAN D'ALAISE
RECIT JURASSIEN
Chapitre 3.1
 

       Michel était cependant plus découragé que jamais. Il n’avait plus qu’un désir, oublier Cyprienne, l’effacer de sa vie. Le moment des coupes était arrivé. Tant que dura ce travail, l’excessive fatigue du corps et la compagnie des autres bûcherons le protégèrent encore contre ses pensées noires ; mais, la neige une fois venue, il dut rentrer dans sa solitude. L’hiver, toujours fort rigoureux dans le Jura, fut cette année-là plus long et plus rude encore que de coutume. Le pauvre garçon ne quittait le Fori que deux fois par semaine, le dimanche pour aller à la messe et le mercredi ou le jeudi pour renouveler ses provisions. Sarraz n’ayant point d’église, il allait à la messe à Nans ou à Myon, mais jamais à Alaise, où il s’était promis de ne pas retourner avant que Cyprienne ne l’y appelât. Les cinq autres jours, il ne lui restait pour ressources contre lui-même que son corbeau Colas et quelques vieux livres dépareillés, déjà lus vingt fois. Partout autour de lui s’étendait le désert de neige, immense, éblouissant de beauté sereine, mais plein aussi de tristesse navrante et froid comme la mort. Le silence n’en était troublé que par les croassemens de quelques corbeaux affamés, et pendant la nuit par les hurlemens des loups. Sous l’impression de cette nature désolée et lugubre, le pauvre charbonnier n’invoquait plus Cyprienne ; il invoquait presque la mort. Certaine après-midi où soufflait une bise glacée, un oiseau vint frapper du bec à la fenêtre du charbonnier, qui courut ouvrir. L’oiseau entra ; c’était un bouvreuil. À peine réchauffé, il se mit à siffler un air, comme pour remercier son hôte, précisément l’air que Michel avait entendu chez Cyprienne. Dans un de ses accès de colère contre Gaspard, celle-ci n’avait rien voulu garder qui vînt de lui, et l’étourdie avait lâché l’oiseau, sans penser ni à la neige ni au froid. Le charbonnier s’empressa de lui donner à manger, il le caressa et le baisa mille fois.

Michel était couché depuis longtemps, mais il n’avait pu s’endormir encore. Tout à coup il lui sembla que la montagne s’emplissait d’une étrange clarté. Il se hâta de sortir. Une immense lueur planait sur la forêt avec des oscillations pareilles à celles de l’éclair. Michel jeta les yeux du côté de Sarraz ; tout le village était en feu. Le jeune homme s’élança pour porter secours, courant droit devant lui et sans s’inquiéter des amas de neige où il enfonça plus d’une fois jusqu’à la ceinture. Rien de plus affreux que le commencement d’un incendie nocturne, surtout dans les villages du Jura, où le désastre et l’horreur sont aggravés encore par les amoncellemens énormes de foin dans la grange, par les toits, la plupart en bardeaux, l’absence de pompes, le manque presque absolu d’eau et la difficulté des chemins. Les paysans, réveillés en sursaut, à peine vêtus, noircis par la fumée et le feu, les cheveux en désordre, l’épouvante sur le visage, s’agitent et courent en tout sens, sans savoir ni où ils vont ni ce qu’ils doivent faire. Les enfans crient et pleurent en demandant leurs mères. Les bœufs, à peine sortis des écuries, s’élancent tout effarés à travers le village, et dans leur course furibonde renversent tout devant eux. La flamme menace les maisons voisines du foyer de l’incendie : point de pompes ! Les flammèches s’abattent comme une pluie de feu sur les toits les plus éloignés : point d’eau ! De toutes parts ce cri retentit : « De l’eau, ou tout est perdu ! »

Michel arriva dans ce premier et terrible moment. La maison attaquée par les flammes était celle d’une pauvre mère de famille qui venait de perdre son mari. Deux fois déjà elle était entrée dans l’écurie, d’où sortaient d’affreux beuglemens, pour rompre les attaches du bétail et le faire sortir, et deux fois la chaleur de l’air et la fumée l’avaient repoussée. — Mes enfans, mes pauvres enfans ! — criait-elle d’une voix à déchirer le cœur, et elle cherchait à se débarrasser des bras qui la retenaient et à pénétrer de nouveau dans l’étable. — Personne n’aura donc pitié de nous ? criait-elle encore, presque folle de douleur ; personne ne détachera ces pauvres bêtes ? — Tous se regardaient avec stupeur ; nul ne répondait. Ce fut alors qu’arriva Michel. — Une serpe ! cria-t-il, vite une serpe pour couper les attaches ! — Il fit le signe de la croix et se précipita tête baissée dans l’horrible caverne. Les mugissemens redoublèrent. Au bout de quelques secondes, une vache parut sur la porte, s’y arrêta un instant toute stupéfaite, et se décida cependant à sortir. Un jeune bœuf suivit et s’élança tout éperdu, comme si mille taons l’eussent piqué à la fois. Puis de nouveau une vache sortit, et bientôt trois ou quatre autres, les unes furieuses, les autres paralysées par la peur. Michel parut alors sur le seuil, haletant, ruisselant de sueur, les habits tout en lambeaux. — Est-ce tout ? demanda-t-il. Y en a-t-il encore ? — Encore cinq dans l’écurie du fond, — répondit un des paysans. L’intrépide jeune homme plongea dans une cuve pleine d’eau sa tête noircie et toute brûlante, et il s’apprêtait à rentrer dans l’écurie. — N’entre pas, Michel, crièrent vingt voix, n’entre pas ! le toit va tomber. — Je ne risque que mon corps, répondit-il ; je n’ai ni femme ni enfans. Puisse seulement le bon Dieu me pardonner mes fautes ! — Il se signa comme la première fois et de nouveau se précipita au milieu du gouffre qui vomissait des torrens de fumée chargée d’étincelles. Un bœuf encore sortit de l’écurie, mais déjà avec le poil à moitié brûlé, et presque au même instant un craquement épouvantable se fît entendre. Le toit tomba, entraînant dans sa chute une partie du plafond de l’écurie. Tous les assistans sentirent le frisson courir dans leurs veines, et de toutes les poitrines sortit le cri : « Il est perdu ! » Au bout d’une minute d’anxiété mortelle, à la grande joie de tous, Michel reparut encore, mais dans quel état ! Il avait les cheveux et les habits à moitié brûlés, et ressemblait à un fantôme plutôt qu’à un être vivant. — Décidément la mort ne veut pas de moi ! — dit-il à voix basse. Vingt seaux d’eau furent jetés sur ses habits ; on lui présenta de tous côtés du vin ; tous lui demandaient à la fois s’il était blessé ; la pauvre fermière faillit l’étouffer en l’embrassant. Michel était impatient d’échapper à toutes ces démonstrations. Il parvint à se dégager sous prétexte d’aller prendre un peu de repos dans une maison du village, et dès qu’il se vit seul, il se dirigea vers le Fori, où il n’arriva pas sans peine après une si rude épreuve, meurtri comme il l’était par les pieds et les cornes du bétail.
La nuit fut mauvaise. La fièvre et le délire s’emparèrent du pauvre garçon. Tombé dans une rivière de feu, il faisait des efforts surhumains pour en sortir ; mais au moment où il saisissait la berge, des bœufs furieux le rejetaient à coups de cornes dans la fournaise. Ce ne fut qu’au bout de quarante-huit heures que Michel revint à lui. Il se leva et voulut boire. Avait-il dans sa fièvre épuisé sa provision d’eau ? L’avait-il renversée ? Pas une goutte n’en restait. Colas était tout languissant, le bouvreuil de Cyprienne était mort de soif. Il fit fondre de la neige et but à longues gorgées. Tous, à Sarraz et à Alaise, vantaient son dévouement héroïque ; personne ne venait s’assurer s’il était mort ou vivant. La fermière dont il avait sauvé le bétail était absorbée par mille soins, et les autres habitans ne songeaient pas qu’il pût avoir besoin d’eux. Au bout de quelques jours, la pauvre femme commença cependant à s’inquiéter de n’avoir point de nouvelles de celui qu’elle appelait son sauveur, et elle envoya ses fils au Fori. Ils trouvèrent Michel dans un état de faiblesse extrême et presque sans connaissance. Un jour plus tard, et le pauvre garçon mourait de faim et de froid. Le même soir, la bonne femme s’asseyait au chevet du malade, et tout péril était bientôt écarté par ses soins vraiment maternels, secondés par la vigoureuse constitution du charbonnier. Le printemps approchait ; ses premiers souffles favorisèrent la convalescence du jeune homme et lui versèrent promptement de nouvelles forces.

[...]
 

Le Paysan d’Alaise, Récit jurassien
Revue des Deux Mondes2e période, tome 36 (p. 371-404).

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Le texte mis en voix par alain l.

 

Article publié le Lundi 10 Juillet 2023...

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