Le paysan d'Alaise (3.2)...

 

LE
PAYSAN D'ALAISE
RECIT JURASSIEN
 

                                                                   Chapitre 3.2

 

Le dimanche des Brandons est connu sous d’autres noms dans le Jura, et en particulier sous celui de fête des Chevânes. Les chevânes sont les feux allumés sur les hauteurs en l’honneur des mariés de l’année. Cette coutume s’observe encore dans beaucoup de villages jurassiens. Le soir de cette fête, tout ce qu’il y avait dans Alaise de garçons et de filles s’achemina vers les Montfordes, où avaient été dressés autant de mâts chargés de fagots que le curé avait béni de couples cette année-là. Force barils de vin avaient été apportés aux frais des nouveaux époux, et aussi, selon l’usage, les pois grillés. Cyprienne et Gaspard étaient de la fête. Michel avait résolu de n’y point prendre part ; mais il fut entraîné malgré lui par quelques jeunes gens. Après une première libation, le feu fut mis aux chevânes, qui remplirent tout à coup de lueurs la forêt et le ciel. Tous alors, garçons et filles, la main dans la main, entonnèrent, en dansant autour des feux, une ronde chantée tantôt par le chœur tout entier, tantôt seulement par un des coryphées :

La mariée est douce et fraîche,
Le marié riche et galant ;
Sept gros bœufs mangent à leur crèche,
Et sept cabris qui vont sautant,
Et de vaches trois fois autant.
Sautez, cabris, bergers, bergères ;
Sautez pour les nouveaux époux ;
Chantez vos refrains les plus doux ;
Montez au ciel, flammes légères,
Feux de l’amour, allumez-vous !

Aux mariés bonheur et joie,
Ciel sans nuage, amour sans fin !
Que leur fenil sous l’herbe ploie,
Que leur grenier soit toujours plein,
Plein de fruits doux et plein de grain !
Qu’ils aient tous les bonheurs ensemble !
Fasse bientôt l’heureux époux
Sauter gaiment sur ses genoux
Un gros garçon qui lui ressemble !
Feux de l’amour, allumez-vous !

— C’est moi qui serai la marraine.
— C’est moi qui serai le parrain ;
Chaîne d’or, habit de drap fin,
L’air brave comme un capitaine.
— Collier d’or, robe de basin,
On me prendra pour une reine.
— A ma boutonnière un bouquet
Tout de lilas et de muguet.
— A mon bonnet des rubans blancs,
À mon corset les fleurs, des champs !
— Tous les garçons en grands dimanches
Autour de nous se rangeront ;
Les pistolets retentiront.
— Et les filles en robes blanches
À l’église nous attendront ;
Les cloches carillonneront.

— Compère, embrasse ta commère
Aux lueurs de ces feux d’amour ;
Commère, embrasse ton compère,
Et puissiez-vous ensemble un jour
Vous marier à votre tour !
Sautez, cabris, bergers, bergères,
Gentils amans, tendres époux ;
Dansez, chantez, rien n’est plus doux ;
Montez au ciel, flammes légères !
Feux de l’amour, allumez-vous !

L’usage veut que la plus proche parente de la mariée remplisse le rôle de marraine. Elle sort des rangs et choisit elle-même son compère. Cyprienne était cousine de celle des mariées pour qui avait été dansée la première ronde. À la fin du second couplet, déjà Gaspard s’apprêtait à lui tendre la main, et peut-être n’eût-il pas attendu pour l’embrasser que le chœur l’y invitât ; mais Cyprienne alla droit à Michel. Le brave garçon fut si ému qu’il faillit tomber à la renverse. La jeune villageoise offrit ses joues de bon cœur, puis quand ce fut son tour d’embrasser Michel, elle lui donna un franc et cordial baiser. La cousine de Cyprienne offrit ensuite les pois grillés et fit circuler les barils. La même ronde et les mêmes libations recommencèrent pour chacun des autres couples. Les barils une fois vides et les chevânes éteintes, tous redescendirent vers Alaise en continuant à chanter.

Grande joie passe vite, dit le proverbe. Michel se demanda le lendemain s’il irait ou non chez Cyprienne. Pouvait-il se regarder comme appelé par elle ? N’avait-elle pas au contraire cédé seulement à un de ces caprices qui étaient le fond même de sa nature ? L’accueil moqueur qu’il avait reçu d’elle quelque temps auparavant le glaçait d’épouvante. Même en la supposant sincère et bien disposée envers lui, ne trouverait-elle pas ridicule un tel empressement ? Michel prit un moyen terme ; il irait à Alaise dans l’espoir de rencontrer Cyprienne, mais il ne se présenterait pas chez elle. Deux heures après, il arrivait au village. — à la bonne heure ! lui dit le premier villageois qu’il rencontra, tu bats le fer pendant qu’il est chaud. À quand cette noce ? — J’espère que tu vas nous faire danser ? lui dit un peu plus loin un jeune paysan. — M’as-tu déjà choisi un compagnon ? lui demanda une jeune fille. — Sept ou huit individus, hommes et femmes, travaillaient dans un champ au bord du chemin ; en apercevant Michel, tous se mirent à chanter :

Compère, embrasse ta commère
Aux lueurs de ces feux d’amour ;
Commère, embrasse ton compère,
Et puissiez-vous ensemble un jour
Vous marier à votre tour !

Michel, contrarié de voir son amour ainsi deviné, n’osa pas s’engager plus avant dans le village par crainte d’autres propos du même genre, et il prit un chemin qui conduisait dans les champs, où il erra tout le jour. Le soir, il rentra au Fori assez peu content de lui-même. Une nouvelle tentative faite le surlendemain ne réussit pas mieux ; Cyprienne était allée ce jour-là à Salins avec son père. Michel, qui s’était armé de courage, poussa hardiment jusqu’au jeu de quilles voisin de la maison de Cyprienne ; mais la porte resta close, et aucune fraîche figure ne se montra derrière les vitres. Le charbonnier ne sut rien, ne demanda rien, et il s’imagina que la jeune fille s’était cachée en l’apercevant. Il n’en fallait pas plus pour le faire renoncer à toute nouvelle poursuite.

[...]
 

Le Paysan d’Alaise, Récit jurassien
Revue des Deux Mondes2e période, tome 36 (p. 371-404).

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Le texte mis en voix par alain l.

 

Article publié le Mercredi 12 Juillet 2023...

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