Le paysan d'Alaise (1.1)...

Deuxième épisode de notre feuilleton de l'été sur le blog , un récit de Charles Toubin...

 

LE
PAYSAN D'ALAISE
RECIT JURASSIEN
Chapitre 1.1
 

Le soir de la fête d’Alaise qui eut lieu en juin 1859, un jeune homme s’apprêtait vers neuf heures à quitter le village. C’était un garçon d’une vingtaine d’années, grand, vigoureux, et que les jours de dimanche on n’eût jamais pris, tant il avait bonne mine, pour un simple charbonnier, ce qu’il était cependant en réalité. Son nom était Michel Bordy ; mais sur le massif, où tout le monde ou à peu près se nomme Bordy, on ne l’appelait que Michel et quelquefois aussi la Fillette, surnom que lui avaient valu dans son enfance sa douceur et son extrême timidité. Chaque paysan du massif a son sobriquet, l’un le Capucin, l’autre le Dragon, celui-ci la Loutre, etc., et ces sobriquets, qui se transmettent souvent de père en fils, forment comme un second nom de famille.

Michel avait sa baraque et ses fours à charbon dans la partie de la forêt qu’on nomme le Fori. Il devait prendre le chemin de Sarraz, dont le Fori n’est que peu éloigné ; mais sur ce chemin est un lieu redoutable que les paysans n’affrontent pas volontiers une fois le soleil couché. On y voit de tous côtés voltiger des clas ou feux follets ; des poutres noires, amas de vapeurs, se meuvent d’elles-mêmes sur le sol et se dissipent dans l’air à votre approche, tandis que le mouton noir vous barre obstinément le passage. Rien de plus simple que les deux premiers phénomènes. Le lieu touche au marais de la Longe, où se produisent naturellement ces feux follets et ces vapeurs. Le mouton noir au contraire, c’est la bête noire, dont la superstition est encore si répandue dans le Jura, le mauvais laton (lutin), ou, comme on dit aux environs de Salins, le malaton. Demandez aux gens d’Alaise et de Sarraz ce qu’ils pensent du mouton noir ; chacun d’eux vous répondra invariablement qu’il ne croit point à ces sottises-là, mais que tout le village y croit. Exprimez alors le désir de vérifier la chose par vous-même, et priez l’incrédule de vous accompagner la nuit suivante ; il aura bientôt trouvé dix prétextes pour n’en rien faire. Ce lieu d’épouvantemens porte dans le pays le nom de Terreur-Sainte-Reine, et non loin de là est la vie (via) de Sainte-Reine, entre la Languetine et Alaise.

Michel n’était pas moins superstitieux que le commun des gens du pays ; pour rien au monde, il n’eût passé de nuit à Terreur-Sainte-Reine. Au lieu du chemin de Sarraz, il prit celui de Salins, sauf à se jeter ensuite sur la gauche par quelques sentiers de la forêt à lui bien connus. Comme il passait au pied des Grandes-Montfordes, une fantaisie le prit, à laquelle l’amour n’était pas étranger, et il résolut d’y monter. La montagne qui porte le nom de Grandes-Montfordes domine le massif d’Alaise, dont elle occupe le centre, mais non sans être dominée elle-même, au moins de trois côtés, par les monts extérieurs, qui pèsent sur les berges du Todeure et du Lison. Au sommet est un rond-point construit avec de forts blocs de pierre, et qui a dû servir d’observatoire à une époque ancienne. N’y montez qu’avec précaution ; c’est une verpillère, comme on dit dans les Alpes et le Jura. La verpie ou vipère foisonne sur le massif ; mais les paysans ne la craignent guère. Orvets, vipères, verdereaux (lézards verts), couleuvres, ils qualifient tout cela indistinctement de vermine, et leur courent sus avec la moindre baguette de coudrier et souvent avec le pied seulement. Malgré le taillis et la broussaille, Michel fut bientôt à la plate-forme. Les vipères dormaient ; il n’eut pas à s’en inquiéter. La lune éclairait au loin ce pays si pittoresquement accidenté. Resserrée de trois côtés parle gigantesque fer à cheval qui a pour points culminans les ruines du château de Montmahoux, une vieille forteresse détruite par Louis XIV, et la sauvage croupe du mont Poupet, la vue, à travers une nuit claire et transparente, s’étendait sans obstacle vers le nord et courait, par-dessus le plateau fameux d’Amancey, jusqu’à la chaîne qui domine le cours du Doubs. Enfant du pays et habitué à se lever chaque nuit pour surveiller ses fours à charbon, Michel était familiarisé de longue date et avec les magnifiques aspects de la nature jurassienne et avec les graves délices des nuits d’été dans la solitude des forêts. Du vaste panorama qui se déployait devant ses yeux, il ne vit qu’un point, le village d’Alaise endormi à ses pieds, et dans le village seulement une maison où une fenêtre était éclairée encore. Derrière cette fenêtre était Cyprienne, jeune et avenante villageoise, la joie de sa pensée, le rêve de toutes ses heures. Michel était vivement épris de la jeune paysanne, mais il n’avait jamais osé même lui laisser soupçonner son amour. Il ne possédait rien au monde, et le père de Cyprienne passait pour l’un des cultivateurs les plus riches d’Alaise et de Sarraz.

Tant que la fenêtre fut éclairée, Michel resta en contemplation ; mais enfin la lumière s’éteignit. Alors le jeune homme quitta les Montfordes, et se remit en route en continuant son rêve et si bien absorbé qu’il oublia de prendre le sentier qui mène au Fori, et se trouva bientôt, à son grand étonnement, sur les bords du Todeure. Ce ruisseau charmant arrose de délicieuses prairies qui s’épanouissent ça et là au milieu de la forêt, des rochers magnifiques au pied desquels sont de mystérieuses retraites où il semble que nul n’a pénétré avant vous. Les fleurs abondent sur ses rives ; presque en toute saison, et à peine les dernières pervenches ont-elles disparu, les nivéoles s’abattent de toutes parts sur la forêt, suivies promptement, et dès la fin de février, de l’innombrable essaim des scilles, des anémones, des primevères, des pseudo-narcisses et des daphnés aux puissantes senteurs. Mais ce qui double le charme de ce vallon, c’est qu’on y est en pleine solitude et comme à vingt lieues de tout travail et de tout souffle humains, le Todeure n’a en effet sur ses bords ni village ni métairie, pas même un seul moulin, et, sauf les jours où les arbres tombent sous la hache du bûcheron, on n’y entend d’autre bruit que celui des eaux courantes et le caquetage joyeux des oiseaux qui pullulent sous ces ombrages, où rien ne les trouble jamais.

Le cours du Todeure est de trois lieues à peine. Au milieu de sa course, le ruisseau tombe d’une hauteur d’environ soixante pieds et forme la charmante cascade du Gour-de-Conches, nom peu harmonieux, tout latin cependant. Imaginez dans un rocher en fer-à-cheval trois étages de bassins circulaires et le Todeure qui s’épanche doucement d’une de ces conques dans l’autre. Un léger pont de bois court sur le bassin supérieur et, vu d’en bas, produit un charmant effet. Le rocher est tout chargé de mousses et d’arbustes qui croissent dans les moindres fissures. Ce pont aérien tout enguirlandé de feuillage grimpant, ces trois bassins superposés en quelque sorte, ce ruban d’eau argentée qui glisse paresseusement contre la paroi de la roche, la légère musique des eaux, les grands arbres qui du sommet du rocher se penchent à l’envi comme pour avoir, eux aussi, leur part de cette curieuse et aimable scène de la nature, tout cela forme un spectacle empreint d’une sorte de grâce sauvage et en même temps charmante.

[ A suivre...]
 

Le Paysan d’Alaise, Récit jurassien
Revue des Deux Mondes2e période, tome 36 (p. 371-404).

 

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Le texte mis en voix par alain l.

 

Article publié le Lundi  26 Juin...

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