Le paysan d'Alaise (1.2) ...

Suite de notre feuilleton de l'été sur le blog , un récit de Charles Toubin...

 

LE
PAYSAN D'ALAISE
RECIT JURASSIEN
 

Chapitre 1.2

 

           Michel était descendu au pied de la cascade, qu’il contemplait depuis quelques instans, lorsque tout à coup un léger bruit se fit entendre au sommet du rocher. Le charbonnier vit passer deux ombres sur le pont ; c’étaient deux de ces camps-volans dont le pays de Salins est infesté depuis quelques années, gens à part, branche abâtardie de la grande famille bohémienne, dont ils n’ont plus que le teint bronzé et quelques allures suspectes, vagabonds plutôt que nomades, toujours par monts et par vaux, mais ayant un domicile fixe et ne manquant pas d’y revenir. On les rencontre partout, dans les villes, dans les villages, sur les grands chemins, faisant tous les métiers peu pénibles et qui permettent de vagabonder beaucoup. Malheur à la poule imprudente qui sur leur passage s’écarte des fermes ! Elle a bientôt cessé de glousser et de gratter le sol. Le paysan aime peu les camps-volans, mais il ne leur donne pas moins asile pour la nuit dans son grenier à foin. Il sait certains d’entre eux capables de tout, et redoute plus leurs allumettes chimiques que la grêle et les épizooties.

Les deux rôdeurs de nuit qui avaient traversé le pont étaient venus avec le dessein de jeter au point du jour leurs filets dans le bassin inférieur, qui, souvent pêché, est toujours plein de truites. Ils avaient aperçu d’en haut le jeune charbonnier, et, le prenant pour le garde-pêche, ils avaient couru se cacher dans la forêt. Troublé dans sa rêverie par leur apparition, Michel quitta la place, et, malgré la douceur de la nuit qui invitait à retarder encore l’heure du sommeil, il se décida à rentrer au Fori. Une heure après, il était chez lui et il s’endormait en pensant à Cyprienne. Les souvenirs qui occupaient ses rêves, on en comprendra mieux le charme quand on saura l’histoire du jeune charbonnier.

C’est un triste état que celui de charbonnier dans les bois d’Alaise ; mais ce métier offre pourtant quelques avantages. Le charbonnier vit dans l’air pur de la forêt ; il est plein de santé et de force, a peu de besoins, et le fait même de son isolement le porte à la réflexion. Noir comme le démon six jours de la semaine, du moins ne subit-il pas la malpropreté qu’entraînent les soins du bétail, et il échappe aux divisions intestines qui s’abattent périodiquement sur chaque village à propos du maire ou du fruitier, du curé ou de l’instituteur. En revanche, le salaire est médiocre, les chômages sont fréquens ; la nourriture est plus frugale que celle du plus pauvre ouvrier. Le charbonnier vit, cela est vrai, dans l’air calme et pur de la forêt ; mais il ne s’avance dans cette forêt que précédé de la dévastation et de la dévastation que lui-même a faite, car il ne carbonise qu’en été, et le reste de l’année il lui faut manier du matin au soir la rude hache du coupeur. Il détruit, ce qui est toujours une triste besogne, et, ce qui est plus triste encore, il détruit ce qu’il aime, l’arbre, l’unique compagnon de sa solitude et comme son ami. On en a vu hésiter à frapper ces beaux hêtres, l’honneur des bois d’Alaise, vigoureux et élancés, lisses et brillans d’écorce, brillans de feuillage, et qui semblent avoir le don de l’inaltérable jeunesse. Une fois la première blessure faite à l’arbre, ils frappaient coup sur coup et avec fureur, comme pour se délivrer plus tôt d’un remords. La cognée a enfin accompli sa tâche sinistre ; les doux ombrages ne sont plus, le sol dénudé attriste l’œil. C’est alors que le charbonnier en prend possession et y dresse sa baraque de bois, qu’il portera bientôt plus loin encore, et dans un autre désert fait également par sa hache. C’est le nomade de la forêt. Sans attachement au sol, sans racines dans le pays, les charbonniers, pour remédier à ce mortel isolement, ont fondé en Italie l’association qui porte leur nom, et en France celle des Bons-Cousins, dont tous font partie, et qui tient invariablement ses assemblées dans les bois.

Michel cependant était trop jeune pour être affilié aux Bons-Cousins. Il vivait seul au Fori, n’ayant pour compagnon qu’un corbeau apprivoisé qui le suivait à son travail avec la fidélité du chien le plus dévoué. Ainsi isolé et n’étant distrait par rien de son amour, le pauvre jeune homme s’y abandonna tout entier, sans se dissimuler que bien peu d’espoir lui était permis. Le père de Cyprienne, nous l’avons dit déjà, avait maison, champs et prés, et le jeune homme ne possédait pour toute fortune que ses deux bras et ses instrumens de travail ; mais ce qui le désespérait encore davantage, c’était le caractère de la jeune fille. Cyprienne était de l’aveu de tous la plus jolie paysanne du massif, fraîche et piquante, vive et d’esprit tout à fait éveillé, irréprochable jusque-là dans ses mœurs, mais enfant très gâtée, pleine de caprices, railleuse, aimant la toilette, cherchant beaucoup trop à plaire aux garçons, une coquelicante, comme disent agréablement nos paysans. La coutume des mai plantés sous la fenêtre des jeunes villageoises s’est conservée dans toute sa pureté à Alaise, et chaque arbre a sa signification. À l’honnête et douce jeune fille, l’if toujours vert se cachant discrètement au fond de la forêt, symbole de jeunesse virginale et de modestie ; à la prude intraitable, le houx hérissé de pointes ; à la coquelicante, le cerisier, qui étale au bord des chemins ses appétissans fruits rouges et semble lui-même appeler le maraudeur : langage, non plus des fleurs, mais des arbres, dernier débris de la langue runique. L’impertinent cerisier avait été placé cette année même sous la fenêtre de Cyprienne ; mais une main dévouée l’avait arraché avant le jour et y avait substitué un jeune et bel if. Cyprienne avait joui de l’hommage et n’avait pas su l’affront.

Telle était celle qu’aimait Michel pour sa joie et son tourment. Vingt fois par jour sa raison et son bon sens détruisaient ses illusions jusqu’à la dernière, et vingt fois ses illusions renaissaient. Il avait des heures délicieuses où il se voyait aimé de Cyprienne et uni à elle pour la vie, et des heures sombres où la réalité, qu’il ne pouvait plus se dissimuler, le désespérait et l’accablait. Un jour Michel revenait de son travail ; il se regarda par hasard dans un miroir qui ne lui servait d’ordinaire que pour sa toilette du dimanche, et il se vit tout noir des pieds à la tête. Il pensa à Cyprienne, si fraîche, si blanche, et au mépris qu’elle ne pouvait manquer d’avoir et pour lui et pour son misérable métier. La tristesse lui monta au cœur. Il se lava tout de suite à grande eau et s’habilla comme un jour de fête carillonnée ; puis, le cœur plus content, il voulut de nouveau se regarder dans le miroir. Le miroir n’existait plus ; il l’avait jeté de dépit hors de sa baraque et brisé en vingt morceaux. Alors Colas (c’était le nom de son corbeau) s’approcha de lui comme pour le consoler. — Toi aussi, mon pauvre Colas, lui dit-il tristement, tu es bien noir, et toi aussi, tu as les ailes coupées ; mais ton sort vaut encore mieux que le mien. Tes ailes repousseront, et je te rendrai la liberté. Tu retourneras parmi les tiens dans la forêt, et tu auras une Cyprienne qui ne se plaindra pas de ce que tu es noir et ne te demandera pas d’être riche. — J’aime Cyprienne, bégaya d’une manière presque inintelligible l’oiseau, qui avait eu le fil coupé, et qui mille fois avait entendu son maître prononcer ces mots. Michel le caressa avec des transports de joie. Un autre jour, dans un pareil accès de découragement, il prit son échelle à neuf échelons et ses deux échelles moindres qu’il coucha toutes trois par terre dans sa baraque, plaça dessus son linge, ses hardes et son humble vaisselle, puis son arc et son arcotte, ses pelles à charbon et ses scies, en un mot tous ses outils de coupeur et de charbonnier. Tous ces objets une fois réunis, il s’assit devant et demeura longtemps plongé dans des pensées amères. Tout ce qu’il possédait était là, et le tout ne valait pas trois cents francs. Son cœur se serra, et malgré lui il se mit à pleurer.

[...]
 

Le Paysan d’Alaise, Récit jurassien
Revue des Deux Mondes2e période, tome 36 (p. 371-404).

 

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Le texte mis en voix par alain l.

 

 

Article publié le Mercredi  28 Juin...

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