Le paysan d'Alaise (1.3)...
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Chapitre 1.3
Il y eut cette année-là une grande sécheresse dans le pays. Les paysans du Jura disent sétie, et ils n’ont pas tort ; tout en effet a soif alors, l’homme, les animaux, la terre elle-même. La vie du charbonnier est extrêmement pénible en temps de sétie. Il doit veiller nuit et jour au frasil, toujours prêt à prendre feu, l’arroser et en boucher les fentes à mesure qu’elles se forment. La moindre infiltration de l’air brûlerait un four, et un four vaut souvent deux cents francs. Une nuit, Michel était à ses fourneaux ; tout allait bien. Pour ne pas se laisser gagner par le sommeil, il se mit à marcher. Il touchait à la lisière du bois, quand s’avança vers lui un individu étrangement accoutré, muni d’une lanterne et d’un bâton d’une longueur démesurée. Michel était bien loin d’être peureux, et il n’eût redouté aucun danger naturel ; mais, à la vue inopinée de ce fantôme qui s’avançait droit vers lui, il ne put se défendre d’une certaine émotion. — Qui vive ? cria-t-il d’une voix qui n’était peut-être pas aussi assurée qu’il l’eût voulu.
— Gaspard, répondit le fantôme, le seul et vrai Gaspard, cultivateur de profession, braconnier par goût, exterminateur de poisson et de gibier, chasseur sans permis de chasse et pêcheur à grandes et petites mailles à la barbe de tous les gardes du monde.
— Ah ! c’est toi, la Loutre ? Sais-tu que tu m’as fait peur ? Je t’ai pris pour le roi Hérode, et déjà je m’attendais à sentir sur mon pauvre dos une grêle de coups de bâton.
— Tu crois encore à toutes ces sottises-là ? répondit le camarade de Michel. Moi, je me moque du roi Hérode comme de tous les contes de vieilles femmes… Mais, puisque tu en es encore à toutes ces balivernes, comment ne t’es-tu pas rappelé que le roi Hérode ne tient la campagne que depuis Noël jusqu’à la fête des Rois ?
— Je n’y ai pas pensé dans le moment ; mais toi, à ton tour, quelle mascarade fais-tu de t’en aller ainsi la tête empaquetée, comme s’il gelait à pierre fendre, et avec cette perche plus longue que celle dont se sert le maître d’école pour allumer les cierges de l’église ?
Le camarade de Michel avait à détruire dans un de ses champs, au bord du bois, un formidable nid de guêpes, opération qui ne peut se faire que de nuit. Par crainte des piqûres, il s’était si bien encapuchonné la tête avec des mouchoirs et une blouse, qu’à peine lui voyait-on les yeux, et il s’était armé d’une gaule de douze à quinze pieds. « A manger avec le diable, dit le proverbe, la fourchette n’est jamais trop longue. » Tel était l’accoutrement. Voici l’homme. Son habileté et sa passion pour la pêche l’avaient fait surnommer la Loutre. Il péchait au trémailler, aux filets de mailles étroites, à la main, aux lignes dormantes, et en général à toutes les pêches prohibées. Il n’était pas moins passionné pour le gibier, chassait sans permis en toute saison, et détruisait à lui seul plus de lièvres que tout le reste des chasseurs et braconniers du pays. Braconnier d’une autre façon encore, il ne respectait pas plus l’honneur des familles que les règlemens de pêche et de chasse, et les promesses de mariage ne lui coûtaient pas plus à faire qu’à violer. Il n’est pas rare dans le Jura que deux jeunes gens se promettent le mariage avec stipulation d’une somme à payer par celui qui en viendrait à retirer sa parole. On accusait le braconnier d’avoir joué une indigne comédie dans une affaire de ce genre ; mais le fait n’était pas prouvé, et la villageoise elle-même, peut-être dans l’intérêt de son propre honneur, l’avait toujours démenti. Les mères de famille redoutaient Gaspard, les honnêtes gens l’estimaient peu ; mais par sa gaieté, ses mœurs faciles et son audace, il avait pour lui une partie des garçons des deux villages, et même, dans l’autre sexe, tout ce qu’il y, avait de têtes légères et de cœurs faciles aux impressions.
— Eh bien ! comment vont les Sarrazins ? Voilà quinze jours que je ne suis pas descendu au village, dit Michel à Gaspard, une fois que celui-ci eut expliqué le but de sa course nocturne.
— A Sarraz, c’est comme partout. Ceux qui ont des femmes les surveillent ; ceux qui n’en ont pas en cherchent.
— Heureux ceux qui peuvent en trouver une selon leur sentiment ! murmura Michel avec un profond soupir, qui lui échappa malgré lui.
Gaspard éclata de rire. — Toujours le même, dit-il, toujours Fillette, comme quand nous étions à l’école. Te rappelles-tu ce temps-là ? Tu n’osais pas faire la moindre niche par crainte du maître, ni tourner la tête à l’église par crainte du curé, ni enjamber une haie par crainte du garde champêtre. Tu n’as pas changé, pauvre Fillette, je le vois bien. Ne sais-tu pas ce qu’on dit : « Agneau, tu bêles, tu perds une bouchée, et la chèvre broute pendant ce temps-là. » Tu ne bêles pas, toi, mais tu pousses des soupirs à déraciner un hêtre. Veux-tu que je te parle en pêcheur ? Les filles, vois-tu, c’est comme les truites ; ne va pas t’amuser à les pêcher à la ligne, il te faudrait attendre que le poisson vînt de lui-même mordre à l’hameçon ; c’est trop long. Prends ton trémailler, mon garçon, et, sans t’inquiéter de rien, lance-le hardiment où cela frétille. Tiens, moi qui te parle, je suis en train, dans ce moment-ci, d’en amorcer une à Alaise, et ce n’est ni la plus laide ni la moins riche du village. Suffit, tu en entendras bientôt parler… Mais voilà que les coqs chantent déjà ; je n’ai que le temps de courir à mon guêpier avant qu’il soit jour. Au revoir, Fillette ; n’oublie pas la chèvre et l’agneau.
Gaspard s’éloigna ; Michel retourna à ses fourneaux, plus agité et plus malheureux que si toutes les guêpes du champ du braconnier l’eussent percé de leurs aiguillons. La jeune fille sur laquelle Gaspard avait jeté ses vues était, d’après son dire, une des plus riches et des plus jolies d’Alaise évidemment il avait voulu parler de Cyprienne. Ce jour-là, Michel laissa brûler un de ses fours ; c’était la première fois que lui arrivait pareil malheur. Alaise n’a que trente-quatre feux, partant peu de filles nubiles, ou, si l’on aime mieux, peu de pots de fleurs sur les fenêtres. Les pots de fleurs sont, dans les campagnes jurassiennes, l’enseigne des filles à marier, enseigne involontaire, mais qui n’en est pas moins infaillible. La jeune villageoise aime les fleurs et se plaît à en orner ses fenêtres ; une fois pourvue d’un mari et les soucis venus, giroflées, œillets et rosiers, disparaissent bien vite. À en juger par cette enseigne d’un nouveau genre, Alaise comptait alors vingt-sept filles à marier ; mais les deux tiers étaient ou trop pauvres ou trop peu jolies pour répondre au signalement donné par Gaspard. Michel se mit à passer en revue le tiers restant en parcourant par la pensée chaque maison l’une après l’autre.
À la première, deux sœurs d’un caractère bien différent : l’une méchante et colère, surnommée la Bise-Noire, l’autre douce et calme à l’excès ; cette dernière avait pour surnom la Pacifique, elle était le souffre-douleur de tous les siens. Personne au monde n’eût voulu de la Bise-Noire, et quant à la pauvre Pacifique, elle était si calme et d’humeur si peu romanesque, que le trémailler de Gaspard ne pouvait pas avoir fait pêche de ce côté-là. La maison suivante était appelée dans le village le Paradis, et c’était bien le paradis sur terre, selon le mot du pays. Sept enfans, dont trois filles, y vivaient, sous la direction de sages et pieux parens, dans l’amour du travail, les bonnes mœurs et l’union la plus parfaite. Gaspard n’avait également rien eu à entreprendre là, rien non plus aux pots de fleurs suivans, qui allaient bientôt disparaître, car la jeune villageoise qui les arrosait était au moment de se marier, et déjà les ouvrières en robes et en linge remplissaient la maison. Un peu plus loin demeurait la Belle-Image, villageoise moins sage que jolie, qui trois fois déjà avait eu le cerisier. Gaspard n’eût pas pris le ton si haut pour célébrer un si facile triomphe. Restait Cyprienne ; plus de doute, c’était elle que le braconnier avait voulu désigner. Michel se la représenta malheureuse par cet indigne garçon, déshonorée peut-être, et son cœur saigna. Il l’aimait tant et craignait tant pour elle, qu’il eût consenti à n’être que son frère pour avoir le droit de veiller sur son honneur et de la protéger.
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( Source Photo: https://www.kunstgeografie.nl/henv/helden.alaise.htm )