Le paysan d'Alaise (2.2)...
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Chapitre 2.2
Michel sortit sans attendre la réponse de la jeune fille. Pendant qu’il parlait, son visage avait pris une expression si mâle et sa voix des accens si énergiques, qu’il parut à la jeune villageoise tout autre qu’elle ne l’avait vu jusqu’alors. Elle ne put demeurer insensible à un dévouement si désintéressé, et une larme, larme bien légère il est vrai, et bien vite essuyée, mouilla ses yeux. Le charbonnier ne vit point cette larme, qui l’eût payé de toutes ses peines ; il était déjà loin de la maison.
Gaspard triomphait dans ses amours, mais il ne triomphait plus que là. Il ne se passait pas de jour sans qu’il n’éprouvât comme braconnier quelque désagréable mésaventure. Une main invisible détruisait ses pièges à fièvres et à chevreuils ; la même main effaçait les coupes du gibier et en faisait ailleurs d’autres parfaitement imitées : Gaspard plaçait là ses collets et ne prenait rien. Ses déceptions de pêcheur étaient plus grandes encore : levait-il ses lignes dormantes, au lieu de truites et d’ombres, c’étaient des quadrupèdes morts qui s’y trouvaient attachés. Ses nasses étaient placées à rebours et l’entrée tournée dans le sens du cours de l’eau ; un jour il les trouva toutes suspendues aux arbres du bord. Était-ce Michel qui causait au braconnier tous ces désagrémens ? Peut-être était-il trop honnête et trop fier pour descendre à de pareils moyens de vengeance. Gaspard s’embusqua vingt fois pour chercher à découvrir l’individu qui se permettait ces mystifications envers lui ; ce fut en vain. Une autre surprise non moins désagréable lui était réservée encore. Cyprienne, on le sait, avait la tête légère ; son cœur valait mieux. C’était une enfant gâtée, très gâtée même, pleine de caprices et de soubresauts, se croyant tout permis parce qu’elle était la plus riche du village et aussi la plus jolie ; mais au fond elle n’avait rien de vraiment mauvais et rien surtout qu’un peu d’expérience de la vie ne pût heureusement corriger. Quel que fût son amour ou plutôt son engouement pour Gaspard, elle ne pouvait se cacher ni le chagrin qu’en ressentait son père, ni les jugemens peu favorables qu’en portaient les gens du village. Le père Urbain ne lui avait adressé aucun reproche, mais il avait perdu toute sa gaieté, et il ne lui prodiguait plus les caresses comme autrefois. Cyprienne crut même s’apercevoir une fois qu’il avait pleuré.
Certain dimanche après vêpres, Cyprienne se trouvait dans le jardin de la ferme du père Urbain. Une jolie robe neuve, qu’elle avait mise ce jour-là pour la première fois, lui avait valu une foule de complimens. La chaleur dans la journée devint si forte un instant que les joueurs de quilles eux-mêmes suspendirent leur jeu, et vinrent s’asseoir, au nombre de dix où douze, sous le mur du jardin, à l’ombre d’une épaisse touffe de sureaux. Cyprienne, qui se promenait dans le jardin, entendit facilement la conversation suivante : — Ne me parlez pas de ces coquelicantes, disait un villageois ; c’est la peste dans une maison !
— C’est bon, Manuel, répondit un autre ; on sait bien pourquoi le renard ne veut pas de miel.
— Vraiment ! j’aimerais mieux me marier avec la Jeanne-Claude, qui n’a pas seulement de quoi acheter un peigne dans une boutique à quatre sous ! Au moins la Jeanne-Claude travaille, elle est sage, on est sûr d’avoir la paix dans la maison ; mais des écervelées comme ta Cyprienne, merci ! ça n’a que la paresse dans les bras et la folie dans la tête.
— Le Sarrazin la battra, c’est bien sûr ! dit un autre, et je parie qu’il ne se passe pas huit jours après la noce…
— Eh ! pourquoi ne la battrait-il pas ? répliqua un loustic du village. Le beurre ne se fait qu’à force de le battre. On bat les grappes après la vendange, et ce n’est qu’en les battant qu’on obtient quelque chose des gerbes de blé.
— Bah ! dit le doyen des joueurs de quilles ; elle n’aura que ce qu’elle mérite. Ce n’est pas elle que je plaindrai jamais, mais bien ce pauvre père Urbain ! Le vieux brave homme dépérit à vue d’œil. Aussi pourquoi l’a-t-il autant gâtée ? C’est tout de même bien triste de n’avoir qu’une fille et de se voir mettre par elle au tombeau !
Cyprienne ne s’était d’abord nullement reconnue dans le portrait de la coquelicante tracé par le premier villageois. Son nom, prononcé un instant après, fut pour elle comme un coup de foudre. Elle pâlit, elle courut s’enfermer dans sa chambre, où elle versa en une heure plus de larmes qu’elle n’en avait répandu dans toute sa vie. Son père étant monté auprès d’elle, elle lui dit qu’elle était indisposée, et elle l’embrassa avec effusion, mais sans rien lui raconter de ce qui s’était passé. L’effet de cette scène fut plus profond qu’on n’eût pu l’espérer en tenant compte d’un caractère aussi mobile ; mais le bien ne s’en dégagea pas tout de suite et sans difficulté. Une lutte s’engagea dans le cœur de Cyprienne entre son amour-propre et les nouveaux sentimens qui venaient d’être réveillés en elle. Toutes ses actions durant cette période trahirent l’état orageux de son âme et le combat violent qui s’y livrait. Elle se jeta un jour dans les bras de son père en disant qu’elle lui ferait bientôt une confession complète, et quand il la pressa ensuite de tenir sa parole, elle répondit qu’elle n’avait dit cela que dans un moment de léger chagrin oublié depuis longtemps. Elle renvoyait brutalement les pauvres qui venaient à sa porte, puis elle les rappelait, leur demandait pardon, et les chargeait d’aumônes. Après avoir juré cent fois de ne plus revoir Gaspard, elle fut un instant presque résolue à quitter le pays avec lui et à aller vivre loin de ces affreuses gens d’Alaise, qui s’étaient permis sur son compte des propos si noirs et si épouvantables.
Cette crise dura près d’un mois ; l’issue en fut heureuse. Cyprienne fut bien loin d’en sortir une fille accomplie, mais elle s’y dépouilla cependant de bon nombre de ses défauts. Plus dès lors de coquetterie ni d’humeur moqueuse, bien moins de caprices et d’orgueil. Elle avait regardé jusqu’à ce moment comme fort au-dessous d’elle d’aller travailler aux champs ; à la grande surprise de son père, qui ne pouvait en croire ses yeux, elle y alla certaine après-midi. À toute bonne action sa récompense. C’était le moment des regains ; fraîche comme une églantine à peine ouverte, elle était charmante sous son grand chapeau de bergère, et quand par momens elle s’appuyait, pour reprendre haleine, sur le long manche du râteau, elle avait tant de grâce dans cette attitude que les faucheurs s’arrêtaient tous pour la regarder. Elle était bien lasse le soir et ses mains étaient bien blessées, mais elle n’annonça pas moins en soupant qu’elle retournerait faner le lendemain.
— Et tes mains ! lui dit son père ; vois dans quel état elles sont déjà !
— Elles s’y feront, répondit Cyprienne ; il faudra bien qu’elles s’habituent.
— Non, non, je ne le veux pas, répliqua le vieillard.
— Eh bien ! père, dit-elle, c’est moi qui porterai la soupe aux ouvriers le matin et à midi ; vous m’accorderez bien cela, n’est-il pas vrai ?
Urbain consentit, et, tant que durèrent les fenaisons, elle porta le déjeuner et le dîner.
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Charles Toubin
Le texte mis en voix par alain l.
( Source Photo: https://www.kunstgeografie.nl/henv/helden.alaise.htm )