Le paysan d'Alaise (2.3) ...

 

LE
PAYSAN D'ALAISE
RECIT JURASSIEN
 

           Chapitre 2.3

 

                La conduite de Cyprienne vis-à-vis de Gaspard était dictée par les mêmes sentimens. Un jour, le jeune homme étant venu lui offrir un panier de truites toutes fraîches et qui sortaient à peine de l’eau, elle eut le courage de les refuser, en lui disant qu’il ferait mieux de s’occuper de ses champs, et qu’elle n’épouserait jamais un braconnier. Gaspard eut beau insister, il dut remporter son poisson. Elle ne lui fit pas toujours, il est vrai, un accueil aussi sévère ; mais, quelque beau que fût le temps, elle le reçut toujours au poêle, et non plus comme autrefois sous la treille du jardin. Tout, dans un jardin invite à aimer : le demi-jour de la tonnelle, l’air chargé de senteurs enivrantes, les chansons des oiseaux, les nids pendus aux branches. L’appartement villageois n’a au contraire que de discrètes et chastes influences. Les gens de la maison le traversent à toute minute ; la fenêtre est basse, et l’œil du voisin peut venir s’y appliquer à chaque instant. Et quelle jeune fille oserait oublier ses devoirs en présence de ces pieux souvenirs et de ces saintes images dont sont tapissés tous les murs, et qui lui rappellent un autre amour sans trouble et sans amertume, amour qui naguère remplissait encore tout son cœur ? Il n’est pas jusqu’aux meubles et aux ustensiles du ménage, témoins des vertus des vieux païens, qui ne prennent alors en quelque sorte une voix pour conseiller la retenue et l’honnêteté. Gaspard fut fort étonné de ce changement subit, dont les causes lui étaient entièrement inconnues. Il s’efforça par tous les moyens de détourner Cyprienne de cette nouvelle voie, trop morale pour lui. Voyant qu’elle ne l’écoutait point, il se décida à se réformer lui-même ou au moins à s’en donner l’apparence. Il paya quelques dettes criardes, fréquenta moins certains garçons du village, alla moins souvent au cabaret. Il essaya de renoncer à la chasse et à la pêche ; mais c’était là une résolution bien difficile à exécuter. Durant une semaine, il réussit à s’abstenir, et déjà il se félicitait de cette victoire remportée sur ses habitudes, quand un soir, au moment même où il allait se coucher, deux habitans du village vinrent frapper à-sa fenêtre.

— Apprête-toi, lui dit l’un d’eux, nous descendons au Lison.

— Est-ce que je vous empêche d’y descendre ? répondit Gaspard avec humeur. Ne connaissez-vous pas les chemins ?

— Plaisantes-tu ? Les Fontanet sont tous à Dôle ; le garde est allé à la noce. Tout le gour est à nous. C’est toi qui as organisé la partie ; vas-tu reculer maintenant ? Allons, dépêche-toi !

Entre Nans et Sarraz, le Lison traverse un parc où il forme un gour long d’un quart de lieue, ou peu s’en faut. Cette partie de la rivière est très peu pêchée, et seulement pour les besoins de la table des propriétaires du parc. Aussi le poisson y foisonne-t-il ; c’est là que se prennent les plus belles pièces du Lison ; Gaspard avait su quelque temps auparavant que le garde de Mme Fontanet, propriétaire du parc, devait assister au mariage d’une de ses parentes, domiciliée à dix lieues de Nans, et le braconnier avait alors averti ses deux camarades de tenir leurs engins prêts pour descendre à la rivière au premier signal. Ils venaient maintenant à leur tour lui dire que le moment était arrivé. Malgré toutes leurs instances, Gaspard persévéra dans son refus, et ils se dirigèrent vers le gour, non sans maugréer contre lui. Le jeune homme se coucha, mais il ne put dormir. Il voyait la rivière et les filets pleins de poissons, et il n’était pas là ! Il se leva et ouvrit sa fenêtre. Le vent du sud soufflait ; or, dit le proverbe, bonne chasse de bise et bonne pêche de vent. La nuit était d’ailleurs tout à fait noire et promettait une entière sécurité. Le braconnier ne résista plus à toutes ces tentations. — Pourquoi ne descendrais-je pas à la rivière ? se dit-il à la fin. Je ne pêcherai pas ; quel mal peut-il y avoir à se promener au bord de l’eau ?

Le chemin de Sarraz à Nans est plein de cailloux roulans et en outre tout à fait rapide. Malgré l’obscurité, Gaspard s’y élança, comme s’il eût couru dans un pré tout uni. Arrivé au bord de la rivière, il jeta un morceau de pain au chien du moulin pour l’empêcher d’aboyer, escalada une haie, puis une autre encore, puis un mur de clôture haut de dix pieds, et il se trouva dans le parc. Il imita alors le cri de la chouette pour faire savoir aux deux pêcheurs que c’était lui qui arrivait, et, se glissant le long des saules, il fut bientôt près d’eux. — Tu t’es enfin décidé, lui dirent-ils à voix basse. Allons, prends le filet ; à toi l’honneur.

— Pas ce soir, leur répondit-il ; je ne suis pas disposé à me mettre à l’eau ; je vous regarderai faire.

Un des pêcheurs lança le trémailler dans un des endroits les plus poissonneux de tout le gour. Le coup avait été mal donné ; il ne produisit presque rien.

— Maladroit ! dit Gaspard, tu ne mérites pas de toucher à un trémailler !

Déjà il était dans l’eau et lançait lui-même le filet, qui cette fois se remplit de truites. Dix fois il recommença, et dix fois avec le même succès. Ce n’était plus une pêche, mais une extermination de poissons. Les paniers et les hottes une fois remplis, ils cachèrent jusqu’au lendemain le trémailler dans le bois ; puis tous trois, pliant sous le faix, se dirigèrent vers Salins, où pendant deux jours la truite se vendit au prix du poisson blanc.

Cette pêche fit plus de bruit que n’eût voulu Gaspard. Malgré ses recommandations réitérées, ses camarades s’en vantèrent, et le fait arriva jusqu’à Cyprienne, mais sans détails précis. Elle lui adressa de vifs reproches ; Gaspard soutint qu’à la vérité il était bien descendu ce soir-là au Lison, mais seulement pour prendre quelques écrevisses, et qu’il n’avait touché ni à poissons ni à filet. Cyprienne ne le crut qu’à demi, et elle lui dit nettement qu’à la première récidive tout serait fini entre eux. Le braconnier jura ses grands dieux qu’elle serait ponctuellement obéie, et le soir même il viola sa promesse. En rentrant à Sarraz, il avait trouvé chez lui le billet suivant :

« J’attends demain à déjeuner des amis du dehors qui raffolent de vos petites truites du Lison. Dépeuplez la rivière. Tâchez d’être à Salins avant neuf heures.

« LANQUETIN. »

Gaspard était fermier de M. Lanquetin, et il lui devait deux ou trois termes. Comment lui refuser quelques-unes de ces agréables petites truites ? Il descendit à la rivière seul et tout à fait de nuit. Cyprienne ne sut rien cette fois. Le braconnier tira de ces divers faits deux conclusions : c’est d’abord qu’étant né pêcheur comme la loutre, dont il portait le nom, il ne pourrait jamais, quoi qu’il fît, rester huit jours francs sans pêcher, en second lieu qu’à pêcher toujours seul et toujours de nuit, il pourrait pêcher impunément. Pour mieux tromper Cyprienne, il lui annonça qu’il allait vendre tout son attirail. de pêche et de chasse, et il afficha en effet le lendemain à la porte des maisons communes de Sarraz et d’Alaise qu’on trouverait à acheter chez lui fusil, carnier, nasses, paniers à poissons, fouines et filets de toute sorte. Quelques acheteurs se présentèrent ; Gaspard demanda à dessein un prix exagéré, et il garda son matériel, dont il ne se servit guère moins souvent que par le passé.
[...]
 

Le Paysan d’Alaise, Récit jurassien
Revue des Deux Mondes2e période, tome 36 (p. 371-404).

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Le texte mis en voix par alain l.

( Enregistrement à revoir... )

Article publié le Vendredi 7 Juillet 2023...

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