La Vierge du Lizon... (4.1)
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IV. (1)
Le jeune campagnard que nous venons d'introduire dans la maison du père Nodier n'était pas un compagnon vulgaire. Fils d'un ancien officier, qui s'était retiré à Nans, son pays, pour y manger le pain, un peu dur, de la retraite, son père avait pris soin de son éducation, et le curé lui avait appris le latin dans l'espoir qu'il entrerait au séminaire. André n'était point d'une nature ingrate : il avait montré du goût et de l'aptitude pour les travaux intellectuels ; mais, soit indolence de caractère, soit qu'il éprouvât de la répugnance pour l'état religieux, soit qu'il eût pensé que c'était dans son devoir de ne point abandonner sa mère restée veuve, soit enfin pour tout autre motif, il avait préféré borner son ambition à la culture de son petit patrimoine.
Le vieux capitaine Berthier était mort depuis plusieurs années, et la mère d'André avait rejoint son mari au ciel des honnêtes gens peu de temps avant l'époque où notre histoire commence. André, après la mort de son père et de sa mère, avait trouvé, en quelque sorte, un refuge dans l'affection du vieux instituteur et dans l'accueil cordial qui lui était fait à son foyer par la blonde Marie. Le père Nodier l'aimait comme son fils, et il n'était point difficile de deviner que le désir et l'espoir du vieillard étaient de le nommer un jour de ce doux nom.
André et Marie semblaient créés l'un pour l'autre, tant il y avait entre eux de similitude de goûts et de rapports d'éducation. Leur situation d'orphelins les rapprochait encore, et personne ne doutait au village qu'il ne fussent destinés par Dieu et par le père Nodier à s'unir un jour.
Souvent, le soir, on les voyait se promener se tenant par la main, comme deux jeunes fiancés, sur le chemin qui mène à la source du Lizon : parfois ils descendaient dans la gorge étroite et profonde du Creux-Billard, et s'amusaient à faire répéter par les échos les éclats de leurs voix fraîches et sonores ; plus souvent ils se dirigeaient vers la Grotte Sarrazine dont ils aimaient l'aspect imposant et le caractère majestueux.
La Grotte Sarrazine est certainement une des choses les plus pittoresques et les plus grandioses que l'on puisse voir en Franche-Comté. Rien de plus imposant, de plus étonnant, que cette immense anfractuosité, cette sorte de demi-coupole gigantesque creusée dans le roc par la nature, si vaste qu'elle embrasserait la façade entière de Notre-Dame de Paris . Cet antre monstrueux a naturellement ses légendes. On prétend que les Sarrazins s'y réfugièrent au huitième siècle quand Charles Martel les eut battus et chassés de France. La tradition rapporte qu'à une époque plus reculée encore les druides y célébraient comme dans un temple les mystères de leur culte.
Or, un soir d'avril, André et Marie étaient allés, pour la première fois de l'année, se promener ensemble du côté de la Grotte Sarrazine. Le ciel était pur, l'air tiède et tout chargé de l'odeur des arbres en fleurs.
- Voici un nouveau printemps, Marie, dit le jeune homme. Ne sentez-vous pas votre cœur se réjouir à la vue de cette riante nature qui nous offre partout l'image d'une résurrection. Là-bas, ce sont les bois qui reverdissent ; ici les haies d'aubépines et les pommiers sur lesquels on dirait qu'il a neigé. Et voilà, au bord du torrent, les saules qui ont retrouvé leurs longues feuilles lisses. Eh bien ! Il me semble qu'il s'opère ainsi une résurrection en moi-même, ou plutôt que c'est la vie qui commence aujourd'hui pour moi, tant il y a de vie dans mon cœur et de rayonnement dans mon âme.
En disant ces mots, il pressait la main de la jeune fille dans la sienne et attachait sur elle un regard enivré.
- Oui, dit Marie, en baissant les yeux, je ressens tout le charme de ces soirées de printemps dans nos montagnes, et je bénis Dieu de ce qu'il a fait si belle notre prison terrestre comme pour nous faire oublier les tristesses de la vie.
André en entendant ces mots pâlit malgré lui.
- Les tristesses de la vie ? répéta-t-il. Vous les connaissez donc ? Vous n'êtes donc pas heureuse ?
- Je ne sais...
La Vierge du Lison lu par alain l.